Pionnière du mouvement écologiste, Rachel Carson a publié, voici soixante ans, « Printemps silencieux ». Ce livre décrivait les méfaits des pesticides sur la nature. Il marque l’origine du mouvement écologique moderne.
Pionnière de l’écologie, Rachel Carson publiait le 27 septembre 1962 « Printemps silencieux ». Reporterre revient en 3 articles sur l’histoire et les travaux de cette femme visionnaire.
Beaucoup la connaissent de nom, comme pionnière du mouvement écologiste. D’autres ont lu ses ouvrages La Mer autour de nous ou Printemps silencieux. Certains l’ont prise pour modèle. Moins nombreux sont ceux qui savent que son œuvre tout autant scientifique que poétique se complète d’échanges épistolaires fournis avec l’une de ses amies.
La vie de Rachel Carson interroge autant qu’elle inspire. Pourquoi est-elle devenue lanceuse d’alerte alors que la dangerosité du DDT (un insecticide) était connue depuis une quinzaine d’années lorsqu’elle publia Printemps silencieux ? Certes, les industries chimiques avaient bénéficié de l’essor des pesticides, ils avaient bien intérêt à taire leurs méfaits. Mais la réalité est plus complexe. En dénonçant les effets tragiques des pesticides sur l’environnement et la santé humaine, Rachel Carson bouscula une société — politiques et scientifiques en particulier — qui avait adhéré massivement à l’idée que l’humain et la technique pourraient maîtriser la nature, sans dommage. Une société qui avait fermé les yeux sur la destruction en cours. Rachel Carson est une figure de la naissance du mouvement écologiste. Soixante ans plus tard, ses écrits et ses combats sont d’une désespérante modernité.
Sur les photos en noir et blanc, cette femme aux cheveux bruns et courts incarne à merveille les années cinquante : un sourire sur des lèvres pincées, un collier au ras du cou, une jupe mi-mollets. Les quelques clichés pris d’elle dans la forêt, les pieds dans l’eau ou derrière un microscope, avant la publication de Printemps silencieux, tranchent radicalement avec les vidéos qui la montrent défendant âprement son travail : debout à la tribune du Sénat étasunien, elle exhortait les politiques à limiter le recours aux pesticides.
Les mythes de la vie sauvage et du progrès
Rachel Carson est née en 1907 à Springdale, en Pennsylvanie. Issue d’une famille modeste, elle a obtenu un master en zoologie à l’université Johns-Hopkins, mais fut contrainte d’abandonner son doctorat peu de temps avant le décès de son père, en 1935. Deux ans plus tard, sa sœur mourait à son tour, lui laissant la charge de ses deux filles. Pour subvenir aux besoins familiaux, Rachel trouva un travail à l’US Bureau of Fisheries, où elle rédigeait des textes de vulgarisation scientifique. Elle y animait aussi des émissions de radio, combinant ses deux passions : l’observation de la nature et l’écriture.
Bercés par les écrits naturalistes d’Ernest Thompson Seton ou Henry David Thoreau, ses contemporains américains envisagaient leur pays comme une terre vierge, où la faune et la flore étaient inépuisables. Les enfants étaient « éduqués à la nature » et poussés à faire leurs expériences dehors. « Les manuels scolaires regorgeaient de notions d’astronomie, de chimie, de taxonomie », dit Valérie Chansigaud, historienne des sciences et de l’environnement. À ce courant naturaliste, s’opposait celui de la technique. L’idée que « le progrès est fondamentalement bénéfique » dominait, ajoute Elsa Devienne, historienne, spécialiste des États-Unis. Et au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le progrès technique devait favoriser l’essor d’une agriculture intensive, qui nourrirait le monde.
Une écriture précise et sensible
Portée par son émerveillement pour la mer, Rachel Carson écrivit une trilogie : Under the Sea Wind (1941), The Sea Around Us (1951) et The Edge of the Sea (1955). Le second volet fut un succès prodigieux et se vendit à plus d’1 million d’exemplaires, se classant parmi les meilleures ventes durant plus d’un an et étant traduit en trente langues.
Son écriture mêle savoir scientifique et poésie. « On retrouve dans ses textes une réelle sensibilité, qui ne pouvait pas être que militante, dit Tamara Erde, qui a réalisé le documentaire Rachel Carson, la mère de l’écologie. Elle emmène ses lecteurs dans son amour pour la nature. » Dans Le sens de la merveille, publié à titre posthume, elle écrit sur le sens inné de l’émerveillement des enfants pour le monde naturel. « Elle possède une aptitude particulière, celle d’associer sa connaissance scientifique à sa conscience poétique et spirituelle, qui nous permet de percevoir le vrai sens du monde. Carson a toujours cherché à s’adresser aux profanes et pas seulement aux scientifiques », souligne l’éditeur Jose Corti. « Elle a contribué à faire passer les sciences de l’écologie d’une élite blanche à toutes les classes sociales en étudiant la nature dans les jardins », observe Valérie Chansigaud.
Outre ses publications, Rachel Carson entretenait une correspondance fournie avec son amie Dorothy Freeman. [1] La scientifique lui confiait ses doutes, ses projets de recherche et d’écriture. « Elle lui écrivait jusqu’à cinq fois par semaine, pendant près de douze ans », raconte sa petite-fille Martha Freeman à Tamara Erde. Rachel l’a décrite comme « sa lectrice idéale ».
La dangerosité du DDT est connue
Parmi ses projets de recherche : les pesticides. Initialement utilisé pour lutter contre le typhus ou la malaria, deux maladies propagées par des moustiques et des rongeurs, le DDT a été commercialisé à partir de 1943 comme pesticide. L’année suivante, une parution scientifique alertait sur ses dangers, on parlait de la « bombe atomique » pour les insectes. Le sujet fit polémique : on en discutait dans les cercles environnementalistes, telle la société Audubon, une association de protection des oiseaux à laquelle adhérait Carson. Des citoyens refusaient que le DDT soit épandu sur leur terrain et saisissaient les tribunaux. Rachel reçut des courriers de lecteurs qui s’alarmaient de ces produits toxiques alors que leurs effets néfastes sur la biodiversité commençaient à se manifester.
Quelques mois avant la publication de Printemps silencieux, parut Our Synthetic Environment. Murray Bookchin y dénonçait les méfaits des produits chimiques sur l’environnement et la santé. Le livre ne fit pas grand bruit. « Bookchin était anarchiste et perçu comme trop radical », analyse Elsa Devienne. Pire, « il remettait en cause le capitalisme, dans une Amérique en pleine guerre froide ». À l’été 1962, en revanche, le New Yorker publia les bonnes feuilles de Printemps silencieux. Le livre sorti à l’automne suivant, le 27 septembre 1962, rencontrant un écho retentissant.
« Tout est écrit »
L’originalité du travail de Carson est qu’elle observait la nature dans toutes ses dimensions. « Elle avait une approche sensible, à contre-courant de ce qui se pratiquait à l’époque, remarque Laurence Huc. Elle n’était pas formatée par l’éducation académique. » En outre, à la différence de nombreux scientifiques qui étudiaient les effets des pesticides espèce par espèce, Rachel Carson adopta une approche écosystémique. « Elle était ce que l’on appelle aujourd’hui une écologue, c’est-à-dire qu’elle avait une approche de synthèse », analyse Baptiste Lanaspeze, directeur des éditions Wildproject qui édite Printemps silencieux en France.
« À la lecture de Printemps silencieux, on se rend compte que tout est écrit », poursuit-il. En 1962, l’humain avait à peine conscience des problèmes environnementaux que créent les pesticides, mais Rachel Carson les décrivait avec une impressionnante clairvoyance : effet cocktail, concentration des polluants au sein des chaînes trophiques, exposition in utero ou encore perturbation endocrinienne. Soixante ans plus tard, certains concepts peinent pourtant encore à s’imposer : la réglementation n’intègre par exemple toujours pas la question des effets cocktails. Les médecins observent des pubertés précoces, des épidémies de cancers pédiatriques, mais la Commission européenne s’entend tout juste sur la définition d’un « perturbateur endocrinien ».
Alors qu’un cancer l’emporta à 56 ans, la scientifique laissait sa nouvelle enquête inachevée. « Après Printemps silencieux, Rachel Carson s’est intéressée au réchauffement des océans. Des changements avaient été observés en Arctique. Les poissons et les oiseaux commençaient à migrer vers le nord parce que la mer se réchauffait. La scientifique s’interrogeait. À l’époque pourtant, l’idée du réchauffement climatique n’existait pas », dit Elsa Devienne.
La critique féroce et des stratégies des lobbies variées
À la sortie de Printemps silencieux, la critique ne tarda pas. « Un poison littéraire », « une menteuse », « une hystérique », « une défenseuse fanatique de la nature », « une folle anti-progrès ». La presse populaire, comme le Time, se déchaîna. La communauté scientifique était elle aussi virulente et des articles incendiaires parurent dans Chemical & Engineering News et Science. Les entomologistes étaient aussi vent debout contre cette « pseudo » scientifique qui refusait le progrès. Leurs critiques n’étaient pas étayées scientifiquement ? Qu’importe, il ne s’agissait que d’une « amatrice » ou d’une « simple journaliste ».
Les attaques étaient aussi sexistes : « Silence, Miss Carson », lit-on dans un édito paru dans Chemical & Engineering News. Dans une Amérique bien pensante, une femme célibataire qui élevait les enfants illégitimes de sa sœur était une hérésie. On lui reprochait une écriture « trop féminine ». Après avoir tenté en vain d’empêcher la publication du livre, l’industrie chimique lança elle aussi une campagne de dénigrement. Oser critiquer le progrès technique ? Elle n’était autre qu’un suppôt du communisme.
Mais elle tint tête. Et le président John Kennedy et son administration défendirent son travail.
« Une victoire historique d’une femme contre les lobbies de l’industrie chimique »
Huit ans plus tard, l’Environmental Protection Agency, une agence indépendante chargée de protéger la nature et la santé aux États-Unis, était créée. En 1972, soit une décennie après la parution de Printemps silencieux, le DDT fut interdit aux États-Unis. « Cette victoire historique d’une femme contre les lobbies de l’industrie chimique a été à l’origine de la naissance du mouvement écologique moderne de la fin du XXe siècle, qui a un nombre largement majoritaire de femmes comme force motrice, écrit Gelareh Yvard-Djahansouz, dans un ouvrage consacré aux voix des femmes dans le monde. Rachel Carson est également devenue une source d’inspiration importante pour l’écologie profonde et pour l’écologie populaire, puis plus tard pour l’écoféminisme. »
Une histoire sans fin
Preuve de son influence : les flots de critiques ne se tarirent pas à sa mort. Mais dans les années 1970, les lobbies mirent au point une autre stratégie. Le génie génétique était en pleine ébullition. « On fit alors un tel battage autour des origines génétiques du cancer que les causes environnementales étaient invisibilisées », dit Laurence Huc, toxicologue en santé humaine à l’Inrae [2]. Les lobbies, comme celui du tabac, finançaient massivement les travaux sur la génétique.
Dans les années 1980, alors que le DDT était interdit depuis longtemps et que personne ne songeait plus à le faire réautoriser, la critique reprit de plus belle. Rachel Carson fut qualifiée de « tueuse de masse ». Elle aurait été « pire qu’Hitler ». Sans elle, le monde aurait bénéficié du seul remède capable d’éradiquer les moustiques porteurs de la malaria. Un argument fallacieux, selon Valérie Chansigaud, qui explique que les insectes étaient résistants au DDT depuis longtemps. Qu’importe, la stratégie était d’abîmer à tout prix l’image du mouvement écolo, trop critique à l’égard du capitalisme.
Aujourd’hui encore, rares sont les voix scientifiques qui portent sur la dangerosité des pesticides. « Les cancers doivent progresser de 60 % à l’horizon 2040, des clusters de cancers pédiatriques sont observés et on ferme toujours les yeux ! » dénonce Laurence Huc. Depuis l’interdiction du DDT, près de 300 pesticides l’ont remplacé. Cela fait soixante ans. Soixante ans que le problème reste entier.
Source : Reporterre